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14 mars 2021

Denis Sieffert : « Ceux qui pensent que ça ne peut pas être pire que maintenant se trompent lourdement »

Dans son nouveau livre (1), Denis Sieffert, éditorialiste de l’hebdomadaire Politis, dont il a longtemps été le rédacteur en chef puis le directeur de la publication, confronte les gauches françaises à des « questions qui fâchent » - comme celles, parmi beaucoup d’autres, de la laïcité, de la liberté d’expression ou de la République, auxquelles il consacre, à contre-courant de l’interminable glissement réactionnaire où se sont laissé·es couler tant de prétendu·es « progressistes », de belles et fortes pages. Il revient ici, dans un moment où la tentation du laisser-faire semble s’ancrer au sein de l’électorat de gauche, sur la nécessité morale de faire - malgré tout, et quoi qu’il en coûte ponctuellement - barrage à l’extrême droite.

Tu formules, au chapitre 12 de ton livre, dans lequel tu constates que la France est devenue une « démocratie de basse intensité », cette mise en garde, qui prend évidemment un relief tout particulier dans un moment où de nombreux électeurs et électrices de gauche proclament précisément qu’ils ne choisiront pas en cas de second tour Macron-Le Pen en mai 2022 : « La confusion entre cette démocratie malade et abaissée et une dictature peut conduire à des fautes morales, comme le refus de choisir entre Macron et Le Pen, c’est-à-dire prendre le risque de la dictature. » Le recours à cet adjectif - « morales » - est intéressant : revendiques-tu ce mot ? Devait-il être réhabilité, ou mieux assumé et mieux défendu dans et par le camp progressiste ?

Denis Sieffert : La morale a malheureusement connu de très mauvais usages sous des gouvernements de gauche. Je me souviens de ce que j’écrivais au début des années Mitterrand. C’était le temps de la splendeur de SOS-Racisme, et je le dis sans ironie. Mais le combat contre un Front national encore groupusculaire et ouvertement fasciste était à l’époque exclusivement placé sur le terrain de la morale. Je devrais dire « moralisateur ». On faisait la leçon aux électeurs tentés par le Front national. À Politis, nous pressentions que cette façon exclusive de mener le combat était vouée à l’échec. C’est exactement ce qui s’est produit. Peu à peu, une partie de nos concitoyens, les plus en difficulté dans les territoires, ont pris en grippe ces « élites » qui leur faisaient « la morale » en les abandonnant à leur misère. Nous disions à l’époque que le combat pour contrer l’influence grandissante de l’extrême droite devait être essentiellement social. Car nous n’étions pas dupes : les leçons de morale administrées à ceux qui, de plus en plus nombreux, étaient tentés par le Front national, servaient surtout à fuir la question sociale. À l’époque, les gens de SOS-Racisme étaient sans doute sincères, mais ils étaient instrumentalisés par le néolibéralisme mitterrandien, celui de Maastricht et de la dérive financière.

C’est l’un des grands crimes contemporains de la social-démocratie que d’avoir opposé la morale et le social, alors que l’un ne va pas sans l’autre. On a d’abord instrumentalisé la morale, puis souvent les mêmes l’ont ringardisée. L’antiracisme, le féminisme, et l’écologie, sont devenus dans le discours de gens regroupés notamment autour du Printemps républicain des obsessions de privilégiés. Cette démagogie peut s’apparenter à ce qu’on appelle le populisme.
Aujourd’hui, le mal est fait. Avec quelques concours de circonstances, Marine Le Pen peut espérer gagner la présidentielle de 2022. Le néolibéralisme a accompli son œuvre. Pour la combattre, l’argumentaire social ne doit évidemment pas disparaître. Mais dans les années 1980-1990, il s’adressait à une gauche au pouvoir. Le gouvernement Macron, lui, est clairement de droite. Et c’est à la gauche que je m’adresse dans mon livre, pour qu’elle se mobilise pour faire barrage à Le Pen. Et là, nous employons des arguments moraux.

On ne peut pas transiger sur le racisme, l’homophobie, le machisme, la xénophobie. Même au prétexte de faire battre Macron. Cette morale est un impératif catégorique en soi. C’est aux partis et aux dirigeants de gauche tentés par une dérobade tragique que j’essaie de m’adresser. Je leur dis qu’il n’y a pas de bonnes raisons de favoriser l’arrivée au pouvoir de Marine Le Pen. La politique du pire qui imagine que cet événement ouvrirait une période révolutionnaire relève de la roulette russe. La morale, qui est donc centrale dans l’argumentaire anti-Rassemblement national, n’est pas une chose abstraite. Que l’on pense au sort qui serait réservé aux immigrés, aux jeunes des banlieues. Que l’on pense aux homosexuels. Serions devenus sourds aux discours, pas tant de Marine Le Pen elle-même, que de tous ceux qui deviendraient ministres, et qui sont actuellement des élus locaux ou des petits fascistes encore dans l’ombre ? Que l’on pense au mouvement social, au syndicalisme. Imagine-t-on ce que serait la police sous un gouvernement d’extrême droite ? Ceux qui pensent que ça ne peut pas être pire que maintenant se trompent lourdement. Les instincts déjà difficilement contenus aujourd’hui seraient libérés. Le racisme encore tabou pourrait s’étaler par des voix officielles, façon Zemmour. On a vu l’oubli de la morale dans l’attitude d’une certaine gauche française à l’égard de Trump. En 2016, il fallait tellement provoquer la défaite de Clinton que l’on en venait à souhaiter, plus ou moins ouvertement, la victoire d’un raciste homophobe, proche du Ku Klux Klan. Je ne souhaite pas que l’on répète cette faute « morale » dans la France de 2022.

Que dire à ces électeurs et électrices, quand le macronisme réduit quotidiennement les distances qui le séparent de l’extrême droite ? Quand il promulgue des lois scélérates - et xénophobes ? Comment convaincre cet électorat de voter malgré tout contre Le Pen, quand l’un des principaux ministres d’État de l’actuel gouvernement - Gérald Darmanin - l’accuse de « mollesse », et se positionne donc, de fait, à droite du Rassemblement national ?

La première chose à leur dire serait de tout faire pour s’épargner ce dilemme infernal en votant pour une candidature de gauche. Encore faudrait-il qu’il y ait une candidature crédible, capable d’accéder au second tour. Seule, selon moi, une candidature unitaire, écologiste et sociale, construite de façon unitaire, pourrait y parvenir. Il faut subvertir la Vème République dès le lancement de la campagne en donnant une dimension collective à la candidature. Mais s’il faut envisager l’hypothèse, hélas probable à l’heure actuelle, d’un deuxième tour Macron-Le Pen, évitons de tracer un signe égal entre les deux. Il est vrai que ce discours est plus difficilement audible qu’en 2017. Ne serait-ce que parce que Macron est au pouvoir et qu’il prend les coups bien mérités, tandis que Marine Le Pen est suffisamment à l’abri pour faire oublier ce qu’elle est. N’oublions pas ce qu’elle représente dans l’histoire. Instruisons-nous des exemples à l’étranger : Salvini, Orban, Bolsonaro, ça n’est pas la même chose que la droite néolibérale.

Mais, surtout, répétons qu’il ne s’agit pas d’adhérer en quoi que ce soit à la politique de Macron. J’avais employé en 2017 l’expression « geste technique » pour empêcher l’accès au pouvoir de l’extrême droite. Macron, c’est vrai, a abaissé la démocratie. Il a donné une partie du pouvoir à des gens — Darmanin, Blanquer, notamment— qui ne sont pas très loin de l’extrême droite. Ce n’est pas une raison pour prendre le risque de plonger dans l’inconnu au point de sacrifier les règles les plus élémentaires de la démocratie qui sont encore en place. Macron, c’est évident, joue de l’extrême droite pour nous enfermer dans son piège. Et nous avons la tentation de lui faire payer ce jeu sordide. Mais à la fin, qui paierait le prix de cette vengeance ? Le peuple. Et tous ceux qui s’inscrivent dans un combat de transformation sociale.

Le temps est compté : il reste à peine un peu plus d’un an avant la prochaine élection présidentielle. Reste-t-il un espoir que la gauche, que tu confrontes, dans toutes ses composantes - c’est l’objet principal de ton livre -, à ses manquements, à ses reniements, à ses renoncements, puisse présenter un projet qui lui permette d’être présente au second tour ? Quelles devraient être selon toi les grandes lignes de ce projet ? Pour le formuler autrement : quelles sont les « quelques raisons d’espérer », comme tu les appelles, auxquelles nous pourrions encore nous raccrocher ?

Les raisons d’espérer procèdent d’un paradoxe. C’est parce que le péril est immense qu’aucun argument de chapelle ne devrait résister à la nécessité de s’unir. Les gauches sont très différentes en effet. Mais elles doivent passer un pacte à partir de grands principes qui les unissent face à un péril qui est à la fois politique — Le Pen —, écologique et social. Nous allons peut-être au devant d’une terrible crise économique et sociale. Et ce qui doit être mis en œuvre pour affronter cette crise sociale, ainsi que le réchauffement climatique, et ses conséquences sanitaires, relève de ruptures que seule une vraie gauche, unie, peut réaliser. Il faut prendre exemple au plan national sur ce qui s’est fait dans certaines villes pour les municipales. Bien sûr, il faudra une « figure » pour incarner ce processus, et je n’élimine personne. Mais il faudra avant ça créer une dynamique.

Il faudra changer les règles de la Vème République dès la campagne en introduisant une forte composante collective et pluraliste. Je suis convaincu que l’électorat de gauche est potentiellement massif. Il ne se reconnaît pas dans les formations actuelles, mais il existe, parce qu’une majorité de gens veulent plus de justice sociale, et de services publics, et parce qu’ils ont pris conscience de l’impératif écologique. Surtout avec la pandémie. Mais il faut arriver à concilier concrètement le social et l’écologique en payant le prix de la transition. Les gilets jaunes ont montré que les deux impératifs n’étaient pas conciliés mais opposés par les politiques actuelles. Avec ce gouvernement, c’est une évidence. Mais pas davantage, de façon convaincante, dans les discours de la gauche. Et cette fracture entre le social et l’écologique est lourde de terribles périls politiques, de corporatismes, et de déchirements du tissu social.

Les raisons d’espérer tiennent dans la fameuse alternative posée après guerre par Castoriadis et Lefort « socialisme ou barbarie ». Le contexte est aujourd’hui différent, mais la formule fonctionne toujours, à condition de l’actualiser : éco-socialisme ou barbarie. Mais il y a urgence. Et le moins que l’on puisse dire, c’est que les comportements politiques ne sont pas pour l’instant à la hauteur des enjeux. Dans un grand rêve, il faudrait ce que j’ai appelé un « congrès de Tours à l’envers », mettant toutes les forces de gauche et écologiste autour d’une table. Si le rêve ne se réalise pas, il peut vite devenir cauchemar.

(1) Gauche : les questions qui fâchent... Et quelques raisons d’espérer, par Denis Sieffert, Les Petits matins, 2021. 229 pages, 16 euros.