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13 janvier 2021

Macron, Maurras, Pétain

Le 23 décembre 2020, L’Express publie une très longue interview du chef de l’État français, dans laquelle celui-ci « se livre », explique l’hebdomadaire, « de façon inédite ».

Il y tient, surtout, des propos spécialement odieux.

Il faut, pour en mesurer la portée, resituer cet entretien dans une chronologie particulière.

Elle commence quelques mois après l’élection d’Emmanuel Macron à la présidence de la République, lorsque son gouvernement annonce son intention de « célébrer » en 2018, et « au nom de la nation », les cent cinquante ans de la naissance de Charles Maurras.

Inventeur du « nationalisme intégral » et chantre de l’« antisémitisme d’État », celui-ci se félicitait dans son journal – L’Action française –, en octobre 1940, de ce qu’« un très heureux concours de circonstances » ait « fait que le statut des Juifs » promulgué par le régime de Vichy soit venu « coïncider avec la mise sous séquestre et par suite la confiscation probable d’un certain nombre de capitaux appartenant à de grands Juifs fugitifs ».

Devant les protestations que soulève cette commémoration annoncée, Françoise Nyssen, alors ministre de la Culture, décide finalement de l’annuler.

Mais en novembre 2018, quelques mois après cette rétractation, Emmanuel Macron fait savoir qu’il compte, quant à lui, rendre hommage, en même temps qu’à d’autres chefs militaires de la Première Guerre mondiale, au « grand soldat » Pétain.

Interpellé par des journalistes au cours d’un déplacement officiel présenté par l’Élysée comme une « itinérance mémorielle », il leur fait alors cette réponse, dont la syntaxe un peu approximative et la tonalité dilatoire échouent à contenir complètement le déni et le mépris qu’elle véhicule : « Mon rôle n’est pas de comprendre que ça choque ou de commenter les gens. Mon rôle est d’essayer d’expliquer, de porter des convictions. »

Finalement : ce projet de célébration de la mémoire du maréchal Pétain sera lui aussi abandonné.

C’est à ce dernier épisode que se réfère explicitement la journaliste qui deux ans plus tard mène l’« entretien fleuve » que le chef de l’État français accorde à L’Express en décembre 2020, lorsqu’elle lui pose cette longue question, quelque peu tendancieuse : « Le peuple français (…) n’est-il pas aussi en train de sombrer dans un manichéisme inquiétant dont la conséquence principale serait une forme de censure ? En 2018, vous avez déclenché une polémique en qualifiant Pétain de “grand soldat” pendant la Première Guerre mondiale. Mitterrand avait fait fleurir jusqu’en 1992 sa tombe, Chirac lui avait rendu hommage pour le 90e anniversaire de la bataille de Verdun, sans parler évidemment de De Gaulle. Pourquoi, selon vous, même notre histoire ne semble-t-elle plus avoir le droit d’être ambivalente, d’avoir des zones grises ? »

Et c’est à cette longue question qu’Emmanuel Macron, saisissant l’énorme perche qui lui est ainsi tendue, fait cette non moins longue réponse : « Parce que nous sommes entrés dans une société de l’émotion permanente et donc de l’abolition de toute acceptation de la complexité. Nous sommes devenus une société victimaire et émotionnelle. La victime a raison sur tout. Bien sûr, il est très important de reconnaître les victimes, de leur donner la parole, nous le faisons. Mais dans la plupart des sociétés occidentales, nous assistons à une forme de primat de la victime. Son discours l’emporte sur tout et écrase tout, y compris celui de la raison. Par conséquent, celui qui a tenu un discours antisémite ou a collaboré tombe forcément dans le camp du mal radical. Je combats avec la plus grande force l’antisémitisme et le racisme, je combats toutes les idées antisémites de Maurras mais je trouve absurde de dire que Maurras ne doit plus exister. Je me suis construit dans la haine, dans le rejet de l’esprit de défaite et de l’antisémitisme de Pétain mais je ne peux pas nier qu’il fut le héros de 1917 et un grand militaire. On doit pouvoir le dire. À cause de la société de l’indignation, qui est bien souvent de posture, on ne regarde plus les plis de l’Histoire et on simplifie tout. C’est très dangereux, tout le monde parle en permanence mais personne ne débat vraiment. Ça s’entrechoque, c’est émotion contre émotion. Il faut accepter les complexités des vies, des destins, des hommes. »

Il y aurait beaucoup à dire sur cette tirade.

On pourrait par exemple s’interroger sur ce qui motive le chef de l’État français, lorsqu’il fait semblant de ne pas savoir que, contrairement à ce qu’il prétend, personne, en 2018, n’a décrété que Maurras ne devait « plus exister » - mais que des voix se sont élevées pour demander que la République s’abstienne de « célébrer » la mémoire de l’idéologue raciste qui, au mois de juin 1944, vitupérait encore dans L’Action française contre ce qu’il appelait « la juiverie ».

Puis bien sûr, on pourrait se demander pourquoi Maurras, antisémite fanatique, devrait continuer à « exister », et ce qu’il y aurait au juste à sauver de ses immondes appels à préserver « contre l’hérédité de sang juif, (…) l’hérédité de naissance française, et ramassée, concentrée, signifiée dans une race, la plus vieille, la plus glorieuse et la plus active possible ».

Mais le pire, dans la réponse qu’Emmanuel Macron fait à L’Express (qui ne les relève pas), tient dans les deux petits mots - « par conséquent » - qu’il emploie lorsqu’il déplore que « la victime » ait aujourd’hui « raison sur tout », que « son discours l’emporte sur tout et écrase tout, y compris » le discours « de la raison », et que « par conséquent, celui qui a tenu un discours antisémite ou a collaboré tombe forcément dans le camp du mal radical ».

Car qui est ici « la victime » ?

Qui se trouve ici accusé de se complaire dans une dialectique « victimaire et émotionnelle », loin de « la raison » ?

Il s’agit, comme l’indique très clairement la suite de l’explication du chef de l’État français, où il mentionne explicitement ces deux personnages - et ces deux-là seulement -, de « la victime » de Maurras et de Pétain.

Emmanuel Macron parle donc d’abord des victimes de l’antisémitisme et de la Collaboration : il parle, pour le dire autrement, des Juifs et Juives contre qui Maurras a lancé jusqu’en 1944 des appels à la haine, et dont Pétain a organisé la déportation vers les camps d’extermination nazis.

Il est nécessaire de le préciser, et de reconstituer la démonstration du chef de l’État français en tenant compte de cette précision.

Car elle dit que ce qu’il déplore en réalité est que « le discours » des victimes juives de l’antisémitisme et de la Collaboration « écrase tout », et que « par conséquent » Maurras et Pétain - et leurs complices et leurs suiveurs - « tombent forcément dans le camp du mal ».

En d’autres termes, Emmanuel Macron reproche à ces victimes de trop s’émouvoir des atrocités dont elles ont été victimes.

Mais dans la réalité, ce n’est bien sûr pas parce que leurs victimes – celles, du moins, qui ont survécu à la haine antisémite et à la déportation – témoignent de ce qu’elles ont enduré, que Maurras et Pétain (dont on discerne mal quel « discours de raison » pourrait, selon Emmanuel Macron, les exonérer de ces abominations) sont dans le camp du mal.

Maurras et Pétain sont dans le camp du mal parce qu’ils ont encouragé et organisé la persécution (notamment) de leurs victimes juives, dont les témoignages sont précisément cela : des témoignages – et non, comme le suggère Emmanuel Macron (sans toutefois préciser ce qu’il y aurait à écraser), une posture victimaire qui « écrase tout ».

Ces victimes ont effectivement - et contrairement à ce que suggère Emmanuel Macron dans sa réponse - « raison sur tout », et d’abord sur le fait qu’elles sont effectivement des victimes, et que leur « discours » doit effectivement « l’emporter sur tout » ce qui pourrait, d’une manière ou d’une autre, minimiser cette réalité, et qui porte un nom : négationnisme.

Par conséquent : Emmanuel Macron devrait se montrer plus circonspect, lorsqu’il suggère qu’il faudrait en finir avec « le primat de la victime » - primat sur qui, et sur quoi ?

Lorsqu’à mots à peine couverts il laisse entendre que les rescapé·es de l’horreur vichyste en font - et en disent - peut-être un peu trop, quand elles refusent par exemple d’adhérer à l’idée que leurs bourreaux auraient aussi été de grands hommes, envers qui la patrie pourrait malgré tout se montrer reconnaissante.

Et lorsqu’en somme, dans un glaçant dérèglement de la réalité, il dégrade en « émotions » mal contrôlées le souvenir d’atroces souffrances - et en « posture » le témoignage de ce qu’elles ont été.